Abram Krol au fil du temps
1919-2001
L’œuvre multiple d’Abram Krol, né le 19 janvier 1919 à Pabjanice en Pologne, s’est déployée en France où il arrive à l’âge de dix-neuf ans ; elle a été exposée à de très nombreuses reprises dans le monde entier.
Peintre-graveur, il illustre une cinquantaine d’ouvrages inspirés de la tradition juive, de grands noms de la littérature française, de classiques grecs et de ses propres textes.
Son œuvre comporte au moins 1300 burins, 250 gravures sur bois, 200 peintures, 200 émaux, une trentaine de médailles, des tapisseries et des mosaïques, sans parler des œuvres de jeunesse qu’il a détruites parce que « ça l’empêchait d’avancer ».
Né dans une famille juive hassidique, il passe les sept premières années de sa vie chez ses grands-parents maternels à Pabjanice. Puis il retourne vivre chez ses parents à Lodz. Quand il a douze ans, son père, talmudiste très érudit, devient athée, au terme d’une crise spirituelle. Abram Krol s’est ainsi construit entre un grand-père horloger, un père intellectuel, talmudiste puis anti-religieux.
Abram Krol affirme avoir eu une enfance heureuse où rien de le prédisposait à l’art mais explique qu’il a pu trouver une part importante de sa propre vérité en lisant et en relisant la Bible durant ses jeunes années et en y revenant plus tard. Il s’y retrouve « sur la terre ferme » pour éviter ainsi en peinture comme en gravure les différents écueils qu’il y pressentait. Il puise son inspiration dans les images de son enfance, les textes bibliques, le règne animal et la littérature.
Arrivée en France à 19 ans
En 1938, à dix-neuf ans, suivant les souhaits de sa mère, il vient en France avec un ami pour faire des études. Il s’inscrit à l’Institut technologique de Caen pour suivre les cours de génie civil et s’imprégner de culture française. Ne souhaitant pas répondre à l’appel de l’armée polonaise, en septembre 1939, il s’engage dans la Légion étrangère et sera affecté en Afrique du Nord. Démobilisé en Avignon en juin 1940, il est amené à nettoyer les gazogènes pour gagner sa vie et, dans le même temps, commence à suivre des cours de sculpture à l’École des Beaux-Arts d’Avignon. Il découvre les couleurs vers 1943 et devient, selon ses propres termes, un « peintre du dimanche ».
Mais la roue tourne… Réquisitionné par l’organisation Todt à Sanary pour la construction de blockhaus, Abram Krol est alerté des mesures qui vont être mises en œuvre à l’encontre des juifs. Il part se faire embaucher sous une fausse identité chez Caudron-Renault à Boulogne-Billancourt comme tourneur. Il arrive donc à Paris en mars 1944, continue à peindre et c’est sans doute alors qu’il devient artiste-peintre « pour de bon », tout en s’essayant à la pointe sèche, au monotype et à la tapisserie.
Première exposition de peinture dès 1946
Sa première exposition a lieu à la galerie Katia Granoff en 1946. Après sa rencontre décisive avec Joseph Hecht, qui lui apprend le burin, il devient peintre-graveur, ou plutôt « peintre-buriniste » et peut vivre de son art. Il n’imprimera jamais ses gravures lui-même mais restera fidèle toute sa vie à l’atelier de taille-douce Moret.
En 1947, il épouse Victorine Séauve, une jeune artiste-peintre de la Haute-Loire, venue à Paris faire des études aux Arts décoratifs et aux Beaux-Arts. Elle abandonne rapidement la peinture après leur mariage, mais participera à l’œuvre de son mari en lui donnant ses conseils tout au long de sa vie. Ils vivent ensemble rue des Beaux Arts où l’appartement lui sert d’atelier.
Tâtonnements
À la fin de l’année 1947, il s’essaie à la critique d’art, écrit quelques articles dans Hillel, La Riposte et l’AMIF jusqu’au milieu des années 1950. En 1949, il est invité pendant six mois par le Cercle artistique de la ville de Boden en Suède, comme professeur de dessin et de peinture.
Avec l’Association des Amateurs de Peinture, il participe en 1950 à la publication de Douze Poètes – Douze Peintres où il illustre un poème de Lucien Becker. La même année il publie à compte d’auteur son premier livre Chant funèbre pour Ignacio Sanchez Mejias, livre remarquable, dont le texte et les illustrations sont entièrement réalisés au burin.
Une carrière prend forme
À partir des années 1950, il mène de front ses activités de peintre et de graveur et sa carrière prend son véritable envol. C’est ainsi que, en 1951, il est invité à exposer avec la Jeune gravure contemporaine qu’il rejoindra rapidement en tant que membre et dont il fera partie jusqu’à la fin de ses jours. Cette même année, il découvre l’aquatinte et prend l’habitude de rehausser certains de ses burins de « résine ».
De nombreuses expositions lui sont consacrées à Paris, en province et même à l’étranger (Suède, Pays-Bas, Israël, Suisse, Grande-Bretagne, Espagne). Il participe aux Salon des jeunes peintres, Salon d’automne, à celui des Indépendants.
En 1953, il grave une estampe à la mémoire de ses parents disparus dans les camps de concentration : El Mouleï – À la mémoire. À cette occasion il inaugure une nouvelle technique : le cuivre détouré, qu’il utilisera très souvent depuis lors, autant dans les illustrations de livres que dans des estampes.
Deux ans plus tard, il publie son premier poème : La fiancée du septième jour, illustré de sept burins qui évoquent des images de son enfance.
De la monochromie à la couleur
Dans son évolution, un problème continue à le tracasser : ses gravures sont monochromes. Il demande souvent à Moret de laisser une teinte de fond sur les cuivres, par exemple, en n’essuyant qu’incomplètement le cuivre avant le tirage. Il fait un essai en 1955 : utiliser le bois puis la taille douce sur une même estampe. Les livres Athalie, Les Fables et Hérodias en sont des exemples. Au même moment, il se lance dans les cuivres polychromes, encrés « à la poupée ». Cette même année, l’estampe les Filles de Loth joint cette technique avec celle du cuivre détouré en plusieurs morceaux.
La rencontre décisive avec Emmanuel Navon
En 1957, Emmanuel Navon sonne rue des Beaux Arts, chez Abram Krol. Il est commerçant établi à San Francisco et veut y ouvrir une galerie qu’il appellera Paris Arts Gallery. Cette visite marque un tournant dans la vie de l’artiste : une longue collaboration et une grande amitié s’instaurent rapidement entre les deux hommes. Navon lui ouvre San Francisco, puis la Californie et même les États-Unis. Ainsi, Abram Krol n’a plus besoin de courir pour que les galeries lui organisent des expositions : il a « son » galeriste. Il a même du mal à répondre à toutes les demandes de Paris Arts Gallery, ce qui pour lui est un énorme stimulant.
Reconnaissance comme « Artiste du livre »
L’École Estienne à Paris reconnaît Abram Krol comme Artiste du livre et édite, en 1957, Dix Années de Livres, une plaquette qui lui est consacrée et qui dresse le bilan de 10 ans d’illustrations.
En 1963, son ami, Sylvio Samama, finance Thésée de Gide, une œuvre atypique car illustrée de bois en couleurs.
Carrelages, mosaïques et émaux
En 1964, on lui commande, dans le cadre du 1% (du coût de la construction de tout bâtiment public pour l’art), une grande céramique pour un lycée de Cosne-sur-Loire. C’est une technique inconnue de lui et, pour se faire la main, il fait deux essais dans sa maison de campagne. La réalisation de ces céramiques lui impose de faire fabriquer par un potier des carreaux de la forme et de la couleur qu’il souhaite. Ce processus génère des contraintes et des délais, qu’il a du mal à supporter.
Cependant, le contact avec les arts du feu l’incite à se lancer dans la réalisation d’émaux sur cuivre. Après une dizaine d’essais de petites dimensions pour maîtriser la technique, il réalise une œuvre en émail de grande dimension (2,4 m x 3 m) aujourd’hui installée dans l’école Chevreul à Dijon.
Après cette expérience particulière, il abandonne la peinture pour les émaux. Cette nouvelle technique ne sera pas, cependant, sans impact sur certaines de ses gravures, où le dessin au trait sera remplacé par des formes hachurées rappelant les aplats de couleur de ses émaux, même si plus tard il revient au trait ou mélange ces deux modes d’exécution.
En 1967, il entreprend la réalisation d’une œuvre monumentale : le Pentateuque, suite de 187 burins à laquelle il travaillera jusqu’en 1971.
Rencontre avec Pierre Cailler
Pierre Cailler, un mécène suisse qui avait déjà édité deux plaquettes de son œuvre, publie, en 1969, le tome I de son Catalogue raisonné de l’œuvre gravé de Abram Krol. Trois autres tomes sont prévus, mais la mort de Pierre Cailler deux ans plus tard met fin à ce projet.
Au cours de cette même année 1969, il réalise, dans le cadre du 1%, une autre céramique dans un gymnase de Vigneux-sur-Seine.
Approche d’une nouvelle technique : la médaille.
En 1973, il est approché par la Monnaie de Paris qui lui propose de réaliser des médailles pour le Club français de la médaille. Il en grave une trentaine en une dizaine d’années. Cette même année, il passe trois mois à l’Université de Ann Arbor dans le Michigan comme professeur invité.
Il reprend l’écriture et publie successivement deux poèmes : Image d’écume et La redite nonpareille, qu’il illustre de bois gravés. Ces deux ouvrages sont couronnés de prix par l’Académie française en 1975 et 1977.
Années creuses et reprise
En 1978, les conséquences de la crise du pétrole et l’âge de Navon font que Paris Arts Gallery ferme. Cela démobilise l’artiste qui réduira son activité artistique pendant une bonne dizaine d’années.
Au début des années 80, il rencontre Dominique Daguet qui publie en 1982 Stèle pour un jeune frère dans sa revue de poésie Cahiers Bleus. Il dédie un numéro spécial au Pentateuque avec la reproduction intégrale des 187 gravures. Puis, en 1993, il édite en taille-douce Une saison en Enfer d’Arthur Rimbaud, suite de burins gravés en 1951.
Depuis plusieurs années, souffrant de tremblements (qui ne l’empêchent pas de graver) et craignant leur aggravation, il consulte un médecin qui, sans tact, lui parle de « sénilité ». Ce terme lui provoque un véritable électrochoc, la réaction est immédiate : il se remet à graver de façon compulsive une série de suites ; il en illustrera 18 de 1993 à sa mort en 2001.
En 1998, il publie « Hors d’œuvre », des lettres et écrits divers d’Abram Krol accompagné de croquis de Victorine Séauve.
Pierre Cailler, étant décédé, en mai 1992, Krol édite, lui-même, le deuxième tome du catalogue raisonné : Livres, suites, estampes. En 1998, parait le troisième tome : Dix Livres qui sera suivi, début 2001, par un quatrième et dernier tome : Six livres.
Le 9 octobre 2001, il meurt d’une crise cardiaque.
Au cours de ses dernières années, lorsqu’on lui demandait pourquoi il s’était lancé dans une carrière d’artiste, il expliquait que c’était pour contrer le maléfice des Nazis qui avaient voulu éradiquer les Juifs et toute trace de leur existence. De sa proche famille (parents et frère), entièrement disparue dans les camps, il ne restait plus que lui, et il voulait laisser une trace durable de leur passage sur terre. Dans cet esprit, il fait de nombreux dons de ses œuvres à des bibliothèques et des musées du monde entier.
André Krol